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Raconter la guerre à Gaza sans journalistes sur place

Derek Thomson de France 24 nous explique tout

Cette semaine, la Média’Tech s’alarme : la liberté de la presse est en recul partout dans le monde, comme l’a montré le récent classement de Reporters sans frontières. Alors que plus de cent journalistes sont morts à Gaza, la Média’Tech donne la parole aux Observateurs de France 24 qui racontent ce conflit, sans être sur place. Bonne lecture !

🎙️Média’Talk : On reçoit Derek Thomson, rédacteur en chef des Observateurs à France 24.

🤖 IA quoi ? : Le groupe Prisma fait de l’IA son nouveau terrain de jeu.

🌎 Vu d’ailleurs : Un accord entre le Financial Times et OpenAI, le clonage de la voix d’un journaliste mort aux Pays-Bas et des tensions entre WhatsApp et le gouvernement indien.

📊 Infographix : Threads, le petit dernier de Meta en passe de dépasser X.

« Nous voulons montrer des histoires humaines, pour rappeler que les gens à Gaza ne sont pas que des chiffres ».

Dans le contexte de guerre dans la bande de Gaza, les médias occidentaux n’ont plus accès à ce territoire et parviennent difficilement à donner la parole à des témoins gazaouis. Les Observateurs de France 24 ont fait le choix de recueillir ces témoignages à distance et d’utiliser essentiellement des images amateurs pour couvrir le conflit, en se servant de leur expérience des zones de guerre pour authentifier leurs sources. Derek Thomson est co-fondateur et rédacteur en chef des Observateurs. Il vient nous parler de ce choix éditorial et des difficultés rencontrées par son équipe.

Pouvez-vous expliquer le principe des Observateurs ?

Ce service a été créé presque dès le début de France 24, en 2007. L’idée, c’est de trouver des personnes proches des évènements qui nous intéressent pour rentrer en contact, avoir un regard local bien informé sur ce qu’il se passe. L’intégralité des contenus que nous utilisons vient d’amateurs. Ils sont ensuite sélectionnés, vérifiés et expliqués par des journalistes de France 24. Depuis 2007, nous avons eu plus de 5000 contributeurs : nous les appelons les observateurs.

Comment contactez-vous vos observateurs à Gaza ?

Pour Gaza, nous contactons les personnes essentiellement par Snapchat et Instagram, Twitter et Facebook étant peu utiles dans cette partie du monde. Nous couvrons le conflit depuis bien avant le 7 octobre. Mais depuis l’attaque du Hamas, puis les bombardements israéliens, c’est dur de garder le contact sur le long terme avec nos observateurs pour des raisons évidentes, comme le manque de réseau ou d’électricité. Mais nous y sommes quand même parvenus avec certains. Par exemple, nous venons de publier une vidéo basée sur le témoignage face caméra de deux personnes actuellement à Rafah, [ville du sud de la bande de Gaza, assiégée par l’armée israélienne, NDLR]. Deux hommes qui parlent de leur peur de ne pas pouvoir fuir alors qu’un grand assaut a été lancé sur la ville. Nous les avons contactés pour la première fois il y a des mois alors qu’ils étaient encore dans la ville de Gaza au nord. Ils sont arrivés à nous envoyer régulièrement des vidéos prises avec leurs téléphones de ce qu’ils vivent, ce qui nous a permis de suivre leur chemin du nord au sud alors qu’ils fuient constamment les bombardements avec leurs familles.

Dans ce conflit, quel rôle votre service veut-il avoir ?

À cause du blocus de l’armée israélienne, aucun journaliste ne peut entrer dans la bande de Gaza. Pour les médias occidentaux, c’est extrêmement difficile de couvrir ce genre de conflit. Nous voulons être complémentaires des médias traditionnels, pour apporter un autre type d’information qui devient encore plus important au vu du manque d’informations vérifiées qui nous parviennent.

Grâce à notre expérience des zones de conflit, nous essayons de faire une sorte de « journalisme de proximité à distance », c'est-à-dire avoir une proximité avec les gens qui vivent sur place alors qu’on peut seulement parler avec eux via les réseaux sociaux. Nous voulons montrer des histoires humaines, pour rappeler que les gens à Gaza ne sont pas juste des chiffres. Ce sont des humains comme vous et moi, avec des prénoms, une famille, des espoirs.

Quels outils technologiques utilisez-vous pour authentifier les vidéos que vous recevez ?

Nous travaillons essentiellement avec des outils d’OSINT [Open source intelligence, une pratique d’investigation qui vise à collecter des informations en partant de données et contenus disponibles en open source sur internet, NDLR]. Chaque image ou vidéo que nous analysons, nous devons connaître les circonstances et le contexte dans lequel elles ont été prises, sinon nous ne pouvons pas l’utiliser. Donc, par exemple, si la vidéo est en extérieur, on va se servir de l’orientation du soleil et d’un outil qui s’appelle suncalc.org pour dater exactement la vidéo. Ou regarder la forme des bâtiments pour confirmer le lieu avec Google street View. En général, les vidéos dans des caves sont beaucoup plus compliquées à authentifier.

On travaille en collaboration avec GeoConfirmed, un groupe collaboratif spécialisé dans l’OSINT, ce qui a permis de créer une carte collaborative de toutes les vidéos authentifiées depuis le début du conflit à Gaza.

Travaillez-vous avec des journalistes de Gaza ?

France 24, comme beaucoup de rédactions dans le monde, a décidé de ne pas employer les journalistes gazaouis, car en tant que rédacteur en chef, je ne peux pas missionner quelqu’un si je ne peux pas assurer sa sécurité.

C’est une situation très frustrante pour ces journalistes, qui sont les seuls sur place et qui souhaitent travailler et partager leurs informations. Ça ne nous empêche pas d’être en contact avec eux, et parfois ils nous fournissent des informations complémentaires. Par exemple, s’il y a un bilan du nombre de victimes d’un bombardement, nous leur demandons s’ils savent d’où il vient, de rajouter du contexte.

En tant que journaliste, comment protéger sa santé mentale alors qu’on regarde à longueur de journée des images de guerre ?

Comme tout le monde sur les réseaux sociaux, nos journalistes sont exposés à des images horribles. Mais notre travail, c’est de les analyser en les voyant plusieurs fois en détail, on ne peut pas détourner les yeux. Il y a des techniques pour se protéger émotionnellement, par exemple couper le son si on regarde plusieurs fois une vidéo. Ou tout simplement mettre sa main sur une partie de l’écran où l’on sait qu’il y a quelque chose d’horrible qu’il n’est pas nécessaire de revoir.

Ensuite, le plus important c’est d’en parler. Récemment nous avons voulu traiter d’un sujet sur le cannibalisme à Haïti. Nous voulions savoir si ce n’étaient que des rumeurs. La journaliste qui a enquêté a vu des images extrêmement dures, c’était important d’aller la voir régulièrement. Il y a bien sûr des psychologues disponibles à France 24, il n’y a aucune honte à cela.

Pour revenir au conflit israélo-palestinien, nous sommes tous inondés d’images violentes. Il faut faire attention. Nous essayons de montrer également le quotidien de nos observateurs, des moments humains au milieu de la guerre. Car si on ne montre que des images d’horreur, on va arriver à une fatigue du public et à un désintérêt pour ce conflit.

Propos recueillis par Josué Toubin-Perre

Prisma conquiert de nouveaux horizons avec l’IA

Le géant des magazines entre à son tour dans le jeu de l’IA. Rédaction automatisée d’articles, utilisation d'une voix clonée pour un podcast ou encore un chatbot interactif pour les lecteurs. Voilà les nouveaux projets du groupe de presse détenteur de magazines comme Voici ou Télé Loisirs. Tous ses journalistes seront formés pour se servir de ces technologies.

Trop tôt pour donner le bilan sur la plus-value de l’IA dans les rédactions ?

Récemment, ChatGPT a été testé au sein du groupe sur des contenus de type biographiques et nécrologiques. En dehors de certaines intelligences artificielles dont DALL-E, une IA productrice d’images, environ 10 % d’informations sont désormais générées par d’autres IA, sous directive humaine. « Parfois, les rédacteurs gagnent du temps mais pas toujours. C’est pour cela que l’on se donne plusieurs mois avant de dresser un bilan », raconte Pascale Socquet, directrice générale du média, aux Echos. Elle ajoute que l’objectif « est avant tout d'être prêt quand les outils le seront pleinement ».

Les journalistes inquiets face aux problématiques éthiques de l’IA

Malgré un budget de 20% dédié à l'IA cette année permettant la formation de 400 journalistes, les expérimentations de ces intelligences artificielles ont suscité des inquiétudes du côté des rédactions. « Ils réclament des analyses pour étudier les apports et impacts sociaux et éthiques des robots utilisés », rapporte aux Echos Emmanuel Vire, délégué SNJ-CGT. Pour encadrer l’utilisation de ces nouveaux outils, l’éditeur de magazines a créé un ensemble de règles pour superviser les productions de l'IA et définir des restrictions sur les équipements employés. L’utilisation de DALL-E est par exemple interdite en l’absence de garanties suffisantes concernant les droits d’auteur.

Voix et personnages clonés

Prisma utilise les robots pour produire du contenu peu valorisé pour divers magazines et podcasts, y compris des résumés d'actualités avec des voix générées par ces outils. Un chatbot est également déployé pour une personnalisation accrue du contenu de Ça m'intéresse, un magazine traitant des sujets scientifiques, écologiques et religieux. Des contenus vidéos sur des sujets économiques avec des personnages clonés sont aussi réalisés par le groupe.

Depuis l'arrivée de ChatGPT, plusieurs médias comme Le Monde ou l’Est Républicain testent l'IA pour diverses tâches telles que la traduction, la correction, et la détection de fausses informations. Les intelligences artificielles sont destinées à jouer un rôle majeur dans la production d'informations à l'avenir et Prisma tente de se frayer un chemin dans cette course qui s’annonce effrénée.

Écrit par Khadidiatou Goro
  • Accord trouvé entre le Financial Times et OpenAI alors que d’autres médias portent plainte contre l’entreprise américaine

OpenAI poursuit sur sa lancée. Après Le Monde ou le groupe Axel Springer, c’est au tour du Financial Times de signer un accord avec la firme américaine, annoncé le 29 avril. Mais rien de bien nouveau, ce partenariat est similaire aux précédents : ChatGPT basera ses réponses sur les articles de l’éditeur anglais en y mettant un lien. De con côté, le Financial Times sera payé par la compagnie de Sam Altman.

Une bonne nouvelle… Puis un revers dès le lendemain pour OpenAI ! Le 30 avril, Axios a affirmé que 8 médias américains régionaux du groupe Alden (The New York Daily, Chicago Tribune, Denver Post…) ont porté plainte contre l’entreprise et Microsoft. En cause ? La violation des droits d’auteur et les hallucinations des IA. Concrètement, ils accusent les deux sociétés américaines d’inventer des réponses et en donnant comme source le nom de ces journaux. À noter que ces médias seront défendus par l’un des deux avocats s’occupant de la plainte du New York Times… Comme la plainte a été déposée dans le même district, le même juge pourrait être choisi. Il pourrait alors décider de rassembler les affaires du New York Times et du groupe Alden ensemble.

  • Aux Pays-Bas, la radio publique NPO clone la voix d’un journaliste décédé pour un podcast

C’est une innovation étonnante… Et intrigante. La radio publique NPO a cloné la voix d’un de ses anciens journalistes décédés, Willem Otmans, pour un podcast sur les 60 ans de l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy. Mais pourquoi ne pas utiliser un salarié de la rédaction à la place ? Il y a un réel intérêt : Willem Otmans avait suivi le dossier et avait même interviewé la mère de Lee Harvey Oswald, l’assassin de l’ancien Président américain. « Nous disposions de toutes ses notes et le fait de cloner sa voix a rendu le récit beaucoup plus captivant. De son vivant, il n'hésitait pas à parler franchement et sa famille a trouvé que c'était tout à fait approprié », a expliqué Ezra Eeman, directeur de la stratégie et de l’innovation chez NPO lors du festival international de journalisme à Pérouse. NPO a également mis en place d’autres expérimentations avec de l’IA et tente de traduire ses contenus afin de toucher davantage d’auditeurs.

  • WhatsApp menace de quitter l’Inde

L’affaire a pris de l’ampleur ces derniers jours : WhatsApp menace de quitter l’Inde. En 2021, le gouvernement de Narendra Modi avait exigé que l’application de messagerie lui donne accès aux messages de certains utilisateurs pour mener des enquêtes. Autrement dit : de briser le chiffrement des données. WhatsApp s’était à l’époque tourné vers la justice et la Haute-Cour du pays. Devant cette dernière, fin avril 2024, l’application de Meta a été ferme : « Si on nous ordonne de briser le cryptage, alors WhatsApp disparaîtra », a indiqué l’avocat de l’entreprise. L’Inde représente pourtant le plus gros marché mondial pour WhatsApp qui compte près de 400 millions d’utilisateurs. La réponse du géant américain est claire, alors que les élections législatives, qui s’étalent sur un mois et demi, se déroulent en ce moment. Les enjeux politiques de ce scrutin sont intimement liés à l’utilisation de ces réseaux sociaux où règnent désinformation, théories du complot et appels au massacre des minorités religieuses, comme le raconte Libération. Mais ce n’est pas la première fois que l’Inde menace des réseaux sociaux : TikTok a été interdit en 2021.

Écrit par Thibault Linard
Infographie réalisée par Christian Mouly

Et pour finir…

Impossible d’être passé à côté : Edwy Plenel a passé la main à Carine Fouteau, 16 ans après la création de Médiapart, en 2008. Pour cet anniversaire, le site d’investigation lance une newsletter en quatre épisodes, qui s’étalent sur une semaine, « Passage de témoin », pour découvrir la nouvelle équipe de Médiapart. Pour s’y abonner, c’est ici.